Article publié le 4 février 2018 ici.
« Si la Tunisie échoue dans ce qu’elle a amorcé, nous échouons. » Le Président Emmanuel Macron vient de toucher au cœur du monde arabe et de ses bouleversements actuels.
Ayant travaillé avec ce magnifique pays avant et après la révolution, je perçois ici et là des évolutions fondamentales positives malgré un immense défi économique et, de plus en plus, démocratique. La plus grande vigilance est exigée.

Jusqu’à récemment la superficie démocratique de la Tunisie était en pleine expansion. Cependant, est-ce toujours le cas ?

Rares sont les pays arabes où le champ des possibles s’était agrandi après 2013. Ce sentiment d’infinité et de liberté, partagé en 2011 en Égypte et en Syrie, semblait y perdurer malgré un gel, voire un retour en arrière sur le plan des libertés publiques. Le chantier reste immense.

Les derniers soulèvements ne doivent pas nous faire oublier que les réalités socio-économiques étaient déjà très dures avant la révolution. L’économie tunisienne reste aujourd’hui chancelante, davantage fragilisée qu’auparavant et peu redistributive. La société est hétérogène et restera idéologiquement divisée – comme toute société diverse, plurielle. Néanmoins au niveau purement politique, c’est à dire au niveau de la gestion des affaires de la « cité », des changements profonds sont à l’œuvre.

L’Europe et la France ont découvert une nouvelle Tunisie depuis 2011, ils tentent de la comprendre et d’y apporter des financements importants. Le budget européen a triplé depuis, pour réformer l’administration, aider les PME ou mieux former une justice encore fragile. Suite à de longues négociations, le Parlement européen a ouvert nos marchés européens à des secteurs tunisiens riches en emplois – la délicieuse huile d’olive tunisienne par exemple.

Un cybercafé à Tunis (2011) © Schams El Ghoneimi(Photo: cybercafé à Tunis (2011) © Schams El Ghoneimi)

Or il faut faire bien plus avec les Tunisiens – pas seulement pour endiguer le terrorisme et maitriser l’immigration irrégulière, mais bien pour solidifier une démocratie fragile qui doit devenir un modèle pour toute la rive sud de la Méditerranée.

En y réfléchissant, la Tunisie est un peu semblable à l’une de ces vieilles villas, rongées par des décennies de négligence et d’absence… Mais avec des fondations remises à neuf.

Les gros travaux restent à faire – d’abord la cuisine où le kilo de viande a plus que doublé depuis 2010. Ensuite, cet immense salon où personne n’avait le droit de passer : 217 nouvelles chaises ont été commandées, pour autant de représentants, tous élus par les résidents – sans qu’ils ne sachent comment ordonner toutes ces chaises pour l’instant. Ces nouveaux parlementaires n’avaient même pas de bureaux ni de personnel lors de leur investiture en 2014.

Au sous-sol la chambre de torture n’a toujours pas été lavée. Les tortionnaires sont pour la plupart au chômage technique, leurs instruments jonchent le sol. Certaines de leurs victimes se recueillent dans la salle de prière, d’autres ont rejoint le grand salon. La bibliothèque est vide, hormis quelques magazines de propagande présentant une belle façade en trompe-l’œil pour les voisins européens. Mais ils ne sont pas dupes. Heureusement l’internet y est enfin correctement installé ; les pages censurées ont été autorisées, les journaux libérés –mais seul un quart des résidents y ont réellement accès.

Nombreux sont ceux qui, penchés sur leurs vieux balcons, rêvent toujours de s’échapper vers la forteresse Europe –dont la façade est, elle aussi, dangereusement trompeuse tant les vagues peuvent être hautes. Eux n’ont rien. Contrairement à ce que les magazines de la vieille bibliothèque prétendaient, ces jeunes n’ont pas pu bénéficier d’une éducation publique de qualité depuis deux générations. D’ailleurs, la plupart d’entre eux ne sont pas allés voter pour les 217 du salon– ils voulaient d’abord un emploi.

L’ancien propriétaire, condamné à faire ses courses aux supermarchés saoudiens de Djeddah, a encore de nombreux amis autour de ses villas. Le code de conduite qu’il a développé reste profondément ancré dans les mœurs des résidents actuels –corruption, corruption et corruption. Les travaux sont herculéens. Les résidentes héritent toujours deux fois moins que les résidents, telle est la Loi tunisienne. Hier encore, elles n’avaient pas le droit de se marier aux non-musulmans. De même, certains s’inquiètent de l’interdiction, par la nouvelle Constitution, de toute atteinte au sacré (article 6), ou des restrictions aux droits et libertés constitutionnels au regard d’une certaine « morale » (article 49).

Tant reste à faire ! Si déjà les 217 nouveaux représentants se rendaient assidument à la bibliothèque, mais aussi dans chacune des salles de cette villa meurtrie par des décennies de dictature, pour écouter, réconcilier, réunir…

Car les jeunes au chômage se désespèrent toujours sur le balcon. Leurs attentes sont immenses. La cuisine continue d’augmenter ses prix. La clinique leur reste fermée. La bibliothèque aussi. Tandis que l’ancien bourreau, lui, reste ouvert à toute proposition d’embauche. Ne parlons pas des voisins militaires, les autres voisins qui se font la guerre à la maison, et toutes les armes qui transitent par le jardin –qui n’a plus de chien de garde.

Les mosaïques au sol ont été refaites –elles sont magnifiques grâce au travail de fourmis de la société civile, pierre par pierre, ONG par ONG. Cependant, attention peinture fraîche – risque de glissement voire de chute, comme ce qui est arrivé chez le voisin égyptien. Surtout, aucune assurance n’a été contractée par les résidents de la vieille République de Carthage – ils devront la construire avec les moyens du bord, principalement à leur frais en dépit de l’aide financière européenne, et cela prendra du temps.

Mais cette villa vaut toutes les peines.

Schams El Ghoneimi