Tribune publiée le 7 novembre 2020 dans La Croix.

Fondateur de Syrians Got Talent, Schams El Ghoneimi organisa une centaine de débats sur l’immigration et l’Europe en France l’année dernière, notamment à Conflans-Sainte-Honorine le 15 mai 2019. Conseiller au Parlement européen, il s’exprime ici à titre personnel.

La Croix 

 

La société française s’est communautarisée et fracturée au gré des algorithmes, de la désinformation en ligne et de ces « inégalités de destin qui, au cours des trente dernières années, ont progressé », pour reprendre les termes du président de la République. Le gouvernement a ainsi publié début 2020 la plus grande étude jamais réalisée sur les discriminations à l’embauche : à compétences égales, une Khadija a 25 % de chance de moins d’être reçue en entretien qu’une Laetitia. Les français de culture musulmane sont fortement sur-représentés dans les quartiers populaires où plus de 40% des habitants vivent sous le seuil de pauvreté, avec cinq fois moins de crèches et deux fois moins de médecins qu’ailleurs – ce qu’a rappelé le Président dans son discours de Roubaix.

 

La solution réside-t-elle dans de meilleures politiques ? Au-delà des statistiques, nos gouvernements ont enfin commencé à valoriser la langue arabe dans l’Éducation nationale, ce dont je rêvais en 2004. Le programme d’histoire-géo était déjà élaboré sur le monde arabo-musulman en classe de cinquième, même s’il restait en surface sur des pages noires de l’histoire de notre pays. Entre temps néanmoins, Emmanuel Macron a pour la première fois dénoncé les crimes contre l’humanité de la France en Algérie – entre autres. Beaucoup reste à faire, notamment dans la représentation politique des minorités, mais les progrès sont réels.
Tout cela importait-il au jeune assassin ? D’origine tchétchène, son exposition à la langue arabe s’est probablement limitée à son éducation religieuse. Celle-ci fut sans l’ombre d’un doute dérisoire car les musulmans les plus érudits sont les plus tolérants, les études comme celle de l’université de Cambridge le démontrent. Ainsi, les imams officiels sont, dans leur grande majorité, aux antipodes d’un discours de haine. Même si la récente décision du gouvernement d’investir dans la formation française des imams doit être saluée.
Les mosquées ne sont donc pas le cœur du problème et seulement une partie de la solution. Un jour peut être serons-nous davantage conscients de la grande diversité interne à l’Islam et aux cinq millions de français de culture musulmane. Hier arrivaient le système décimal, les algorithmes, une quantité d’étoiles et de cartes et la traduction d’Aristote ou, plus légèrement, la guitare et les parfums.
Aujourd’hui, l’Islam reste pluriel : lisez les travaux de l’imam gay Ludovic-Mohamed Zahed sur les minorités sexuelles dans l’islam. Expliquez aux jeunes le rôle exemplaire de l’Albanie durant la Seconde Guerre mondiale : seul pays musulman d’Europe et seul pays à s’être totalement mobilisé pour sauver chaque famille juive sous l’occupation nazie – dont Albert Einstein.
Après le drame de Conflans-Sainte-Honorine, tous ces enjeux s’entremêlent dans le débat public. Notre choc provient ici de l’horreur de l’acte barbare qui a été commis, envers un professeur d’histoire-géo qui aurait pu être le mien, contre un pilier de notre démocratie : la liberté d’expression. Nous sombrons dans un tout autre monde qui n’a aucun lien réel avec l’arabe comme langue ou la mosquée comme lieu de culte.
En quelques clics, de vidéos sur les réseaux sociaux jusqu’aux sites complotistes, le saut dans la nébuleuse djihadiste est vite accompli. Comme l’embrigadement en ligne de suprémacistes blancs qui ont récemment commis les massacres de Hanau, de Christchurch, de Pittsburgh, d’El Passo ou de Québec, notre État de droit ne sait prévenir l’intégralité de ces actes barbares. Si la recherche, comme les travaux du professeur Olivier Roy, nous aide à comprendre le profil particulier de ces tueurs en marge de la société, elle reste néanmoins divisée sur les remèdes.
Ne perdons pas espoir. Tout comme nous n’avons pas encore de traitement anti-Covid, mais savons que certains gestes ralentissent sa progression, de même, il n’y a pas de traitement miracle contre l’extrémisme mais nous pouvons développer de puissants anti-corps.
D’abord, adoptons le plus possible un discours inclusif – les malentendus provenant de discours parfois maladroits sont puissamment instrumentalisés sur les réseaux sociaux et viennent renforcer le sentiment, grandissant pour certains, de relégation. Nous, à gauche comme à droite, devons mener le débat de l’identité nationale et remettre les populistes de tous bords à la place qui est la leur, aux extrêmes.
Ensuite, l’écoute de l’autre, le partage, l’éducation de toutes et tous comme le faisait le professeur Samuel Paty, sans tabous et avec beaucoup de dignité. Enfin, la lutte contre les discriminations profondes qui affaiblissent notre contrat social et donc l’adhésion à la République pour tous ces jeunes qui rêvent d’appartenir, d’être de facto égaux en droits, sans avoir à ressembler à ma mère française plutôt qu’à mon père égyptien.
Nous n’avons certes pas de vaccin, mais ces « gestes barrières » sont autant de protections pour ne pas abandonner.
Schams El Ghoneimi